La Pologne
L'histoire de la Pologne est une série de démantèlements et de reconstitutions : il n'est donc pas étonnant d'y trouver, entre les deux guerres, un fort courant nationaliste. En 1926, le général Pilsudski institua un régime autoritaire et antisoviétique. Les partis politiques sont restés autorisés, mais presque tous les dirigeants de gauche furent emprisonnés. A la mort de Pilsudski en 1935, le "régime des colonels" qui lui succéda poursuivit sur la même voie. La majorité rurale des Polonais était catholique, fortement antisémite, méfiante vis-à-vis de l'Allemagne et hostile à l'Union soviétique. Les Juifs étaient paradoxalement tout à la fois haïs et fortement intégrés, surtout dans les villes, où ils participaient à l'intelligentsia. Le parti ouvrier national socialiste, copie du NSDAP, trouvait peu d'écho, du fait que la majorité de la population se reconnaissait dans son gouvernement. |
La capitulation survint après un mois de guerre. Si la France et l'Angleterre avaient bien déclaré la guerre à l'Allemagne, elles n'avaient engagé aucune opération militaire à l'ouest : Hitler a ainsi pu laisser quasiment dégarnie cette "absence de front" et concentrer ses forces sur la Pologne. En application d'une clause secrète du Pacte germano-soviétique, celle-ci fut dépecée en trois parties : la première, au nord-ouest, fut purement et simplement annexée au Reich, en application de la doctrine de l'"espace vital"; elle était destinée à recevoir un peuplement "purement" allemand, et donc à être vidée de tous ses habitants polonais, juifs ou non. A l'est, la deuxième partie fut laissée à l'Union soviétique, qui l'occupa sans difficulté mais non sans brutalité, avec l'exécution sommaire, aujourd'hui établie, de milliers d'officiers polonais. Cette partie reçut un nombre important de réfugiés polonais, échappés des zones occupées par les troupes allemandes. Parmi eux, des Juifs, dont une partie poursuivit son émigration vers l'est jusqu'en Asie soviétique : ceux-là forment l'essentiel des Juifs polonais survivants à l'issue de la guerre. La Lituanie s'empara quant à elle de la région de Vilna, sa capitale historique (aujourd'hui Vilnius, en lituanien). La dernière partie, située au centre et au sud, fut occupée sous l'appellation de gouvernement général. L'objectif était de transformer ce territoire en réservoir : l'Allemagne en tirerait les richesses et en exploiterait le travail sous forme de quasi-esclavage pour les Polonais chrétiens et d'esclavage pour les Juifs. Ce fut donc vers le gouvernement général que furent ensuite déportés les Juifs d'Europe, et sur ce territoire que furent érigés quatre des camps de destruction de masse (Chelmno et Auschwitz étant situés dans la partie annexée, mais demeurant très proches).
La population polonaise eut vis-à-vis des occupants une attitude tout à fait particulière, qui ne se retrouve pas dans d'autres pays occupés. Tout d'abord, elle n'avait pas de gouvernement fantoche, et pas non plus une frange politique collaborant avec les forces d'occupation - hormis bien sûr des collaborations individuelles, le plus souvent dans un contexte de trafic. L'antisémitisme important se manifesta partout par des exactions, des persécutions contre les Juifs, mais ne conduisait pas à s'allier avec les nazis : les antisémites polonais étaient aussi des conservateurs ultranationalistes et catholiques. La noblesse et l'intelligentsia furent en grande partie éliminées, et de nombreux Polonais furent déportés (Sir Martin Gilbert estime à 100'000 le nombre de Polonais non juifs massacrés à Auschwitz). Dans les camps, les Polonais étaient un peu moins mal traités que les Juifs, les homosexuels et les Russes, mais assurément plus mal que toutes les autres catégories - et cela n'empêchait pas nombre d'entre eux de persécuter eux-mêmes les Juifs, lorsqu'ils venaient à être Kapos.
Cependant, comme aucun peuple, il ne convient de considérer les Polonais de façon manichéenne : lors de la formation du ghetto à Varsovie, Adam Czerniaków note dans ses Carnets que de nombreux Polonais non juifs venaient, dans les premiers temps, à la limite du ghetto pour apporter du ravitaillement et prendre des nouvelles de Juifs qui avaient été leurs voisins, amis, fournisseurs, clients, employeurs ou employés. Et lorsque le ghetto fut fermé, en octobre 1941, les contacts continuèrent par téléphone. A l'extérieur des ghettos, des Juifs furent cachés sous de fausses identités. D'autres purent s'en échapper et trouvèrent des refuges. Lorsque, fin 1942 début 1943, commença à s'organiser une résistance juive, elle trouva le contact avec la résistance polonaise qui elle aussi s'organisait : c'est ainsi que des armes, même bien peu nombreuses, purent être introduites dans le ghetto de Varsovie, et permirent son insurrection. Des résistants nationalistes surent même oublier temporairement leur antisémitisme pour considérer les Juifs comme des alliés possibles, notamment lors de l'insurrection de Varsovie, souvent occultée dans les esprits par celle, antérieure, du ghetto.
Cette réaction contradictoire de la population polonaise ne cessa pas avec la capitulation allemande :
"De manière à peine croyable, le massacre des Juifs de Pologne ne s'arrêta pas avec la guerre. L'antisémitisme polonais prit le relais, provoquant le départ massif des survivants vers la Palestine. Après le meurtre de deux jeunes Juifs à Biala Podlaska, les trente derniers Juifs quittèrent la ville. A Lublin, Léon Felhendler, un des leaders de la révolte de Sobibór, fut tué; de même que fut assassiné, à Lublin, le 19 mars 1946, Chaim Hirschmann, un des deux seuls survivants du camp de la mort de Belzec. La fuite vers la Palestine connut son point culminant à la suite du pogrom de Kielce où quarante et un Juifs furent tués." [1]
Entre la libération et mi-1947, 1'000 Juifs furent assassinés en Pologne, et 100'000 s'enfuirent du pays.
1. Sir Martin Gilbert, Atlas de la Shoah, Editions de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 1987, pages 238 à 240.