Les événements connus en Pologne sous le nom d'« événements de mars » et dont on célèbrera cette année le quarantième anniversaire, font l'objet de nombreuses considérations. Il est à noter cependant que ce terme comprend des tendances diverses, pas forcément liées entre elles, voire même, le cas échéant, contraires et s'excluant les unes les autres. Dans la pratique, elles n'ont que deux choses en commun : le temps (le printemps 1968) et le lieu (la Pologne).
Tout observateur qui effectue aujourd'hui un retour en arrière sur les « événements de mars », se concentre en premier lieu sur les aspects qui l'ont concerné soit lui-même, soit le milieu dans lequel il évoluait à cette époque. Il n'est donc pas étonnant que pour les étudiants de 1968 ce soit la révolte de la jeunesse qui se trouve au premier plan. Il y a eu des contestations dans presque toutes les universités polonaises, et des manifestations de rues et des démêlés violents avec la milice dans plusieurs villes.
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Différence avec les contestations de l'Ouest
Les « événements de mars » sont souvent comparés – en ce qui concerne la composante estudiantine – avec la vague de protestations de la jeunesse occidentale. Malgré toutes les ressemblances extérieures (grèves dans les universités, manifestations, combats de rues avec les « forces de l'ordre »), seule la comparaison avec le mouvement de réforme en Tchécoslovaquie est juste. Car les étudiants polonais qui avaient inscrit les mots de liberté et indépendance sur leurs drapeaux combattaient pour les mêmes objectifs et en appelaient aux mêmes valeurs que leurs camarades tchèques et slovaques.
Les étudiants de l'Ouest en revanche se rebellaient contre un autre système étatique. Ils n'avaient pas besoin de se battre pour obtenir tout d'abord la liberté d'opinion et de réunion puisqu'elles faisaient partie des droits fondamentaux d'un Etat démocratique. Rappelons toutefois qu'en dépit de toutes les différences fondamentales, les étudiants français scandaient en mai 1968 « Rome, Berlin, Varsovie, Paris! » en signe de solidarité envers leurs camarades polonais et que la traduction en français de la Lettre Ouverte au Parti de Jacek Kuroń et Karol Modzelewski était à l'époque un des textes les plus lus à la Sorbonne.
Médias calomniateurs
Les étudiants de l'Ouest pouvaient être sûrs que les médias locaux feraient des rapports détaillés de leurs contestations et qu'ils les considéraient même avec une certaine bienveillance. Il ne fallait pas y compter en Pologne où l'Etat exerçait un monopole pour ainsi dire illimité sur les médias, plus encore, les étudiants polonais devaient se défendre eux-mêmes contre la désinformation, les mensonges et les calomnies de la presse, de la radio et de la télévision. Les leaders des étudiants de l'Ouest devinrent du jour au lendemain des héros populaires, souvent plus adulés que des stars du sport ou du show business.
Leurs camarades polonais, exposés au dénigrement et à la répression politique, se retrouvèrent pour leur part en prison. Les étudiants polonais qui utilisaient une phraséologie de gauche se battaient pour une démocratisation et une libéralisation du système communiste ainsi que pour leur droit à vivre dans la vérité. Les événements de cette époque ont également contribué à la formation d'une « génération 68 ». Beaucoup de représentants de cette génération furent politiquement actifs au sein de l'opposition anticommuniste pendant les années soixante-dix et firent partie plus tard du cercle de conseillers et d'activistes encadrant le mouvement de « Solidarność ».
Agressions contre les artistes et les scientifiques
Manifestation étudiante en mars 1968 devant le bâtiment du Parti Communiste Polonais à Varsovie ; copyright: picture alliance
D'un autre côté, les « événements de mars » sont interprétés, des années plus tard encore, par beaucoup de créateurs culturels, scientifiques et artistes comme un pogrome contre l'intelligentsia. Ecrivains et scientifiques – souvent des personnalités très méritantes – ont été soumis à des agressions brutales, ouvertement nommés par les médias. Alignées sur les méthodes des fonctionnaires du parti, ces publications contestaient aux agressés aussi bien l'intégrité idéologique et morale que toute qualification professionnelle. Alors que des scientifiques de renom étaient expulsés des universités, des arrivistes qui devaient leur avancement non à leurs facultés et à leur assiduité mais à leur dévouement politique étaient promus.
D'autres personnes encore, ayant émigré à la suite des « événements de mars », se souviennent le plus souvent de l'ignoble campagne antisémite, camouflée faute de mieux sous le terme d'« antisionisme » par les pouvoirs publics. Il y a toujours eu de l'antisémitisme et il y en aura sûrement longtemps encore, mais de tels slogans n'étaient plus de bon ton en Europe après la shoah. De ce fait, le courant antisémite occupait d'ordinaire une position marginale dans la société des Etats démocratiques – des publications anonymes propageaient les slogans par le biais de quelconques maisons d'édition secondaires. Dans la Pologne communiste, où il n'y avait ni police politique ni censure préventive, la publication de textes antisémites était certes interdite mais pas impossible – comme il s'est avéré.
« Epuration » politique
En 1968, avec l'aide des communistes, l'antisémitisme fit son apparition à la une des journaux ainsi qu'aux bulletins d'informations radiophoniques et télévisés. En outre, à partir des années soixante au plus tard, le Ministère de l'intérieur avait commencé à s'intéresser de manière croissante à la population juive, et cela bien qu'il n'y eût plus que 30.000 Juifs ou personnes d'origine juive vivant en Pologne depuis la seconde moitié du siècle. Début 1968, on déclencha des opérations d'épuration politique qui englobèrent presque tous les domaines de la vie publique : l'appareil du Parti, les administrations centrales et locales, l'administration de l'Etat, l'Armée, les médias, l'Education, les milieux scientifiques et culturels.
L'« aryanisation » de la sécurité intérieure – ainsi avait été nommée l'action en interne – avait déjà été bouclée quelques années avant. Rien qu'à Varsovie, presque 800 personnes furent destituées de postes de direction entre mars et septembre1968, alors que de 1965 à 1967 il y avait eu un peu plus de 600 licenciements de cet ordre. On peut donc parler d'une action de grande envergure.
Emigration des intellectuels polonais
Ce climat politique provoqua l'émigration de plus de 15.000 personnes de 1968 à 1972. Le nombre des émigrants n'est cependant pas aussi significatif que le fait que parmi les 9.570 adultes qui firent une demande de départ pour l'étranger, 1.823 avaient un titre universitaire et 944 autres étaient étudiants. Dans le groupe de personnes désirant émigrer en Israёl (c'était le seul lieu d'émigration pour lequel on pouvait faire une demande, même si on n'avait pas du tout l'intention d'y aller) il y avait 217 anciens universitaires et 275 personnes ayant travaillé auparavant dans diverses institutions scientifiques. Il s'agissait très nettement d'une émigration intellectuelle.
Les initiateurs de la campagne antisémite n'avaient sûrement pas envisagé l'impact d'une telle action sur l'opinion internationale, 25 ans après l'anéantissement des Juifs d'Europe par les nazis allemands sur le sol polonais. La réception à l'Ouest fut unanimement négative et déclencha une vague de protestations. C'est pourquoi la Pologne avait une réputation incontestablement mauvaise à cette époque dans beaucoup de pays.
Andreas Volk /Isabelle Lacour
Langue originale Polonais
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