lundi 2 juin 2008

GHETTO JUIF, GHETTO POLONAIS.......

LE MONDE








"Dans le monde, il n'y a plus de juifs. Ce peuple n'existe pas, ce peuple n'existera pas. "

Cette phrase de Marek Edelman en conclusion du terrible livre du Polonais J.M. Rymkiewicz Umschlagplatz (la Dernière Gare), laisse un goût de cendre. Publié il y a deux ans en polonais aux éditions Kultura par les Polonais de France, le livre qui sort chez Robert Laffont est, étrangement, d'une brûlante actualité.

En effet, dans la Pologne d'aujourd'hui, où l'affaire du carmel d'Auschwitz agit comme un révélateur d'un antisémitsme latent qui affleure plus ou moins ouvertement de temps à autre _ cette Pologne où l'on compta avant 1939 jusqu'à dix pour cent de juifs et où survivent quelques milliers... dont un pourcentage important sont convertis _ la permanence d'un " antisémitisme sans juifs " reste un phénomène encombrant (1). " Pendant très longtemps j'ai recherché le plan d'Umschlagplatz ", commence quasi proustiennement ce livre-labyrinthe sur les ruines d'un lieu qui n'existe plus, lieu de mémoire caché comme une blessure honteuse : le ghetto de Varsovie et son ombilic, Umschlagplatz, la " place du Transbordement " contiguë à la gare de marchandises, d'où partirent vers les camps de la mort, lors de la " grande liquidation " de 1942, 310 000 juifs. " C'est là que l'histoire des juifs polonais a pris fin ou plus exactement qu'elle s'est immobilisée. "


Goy, né à Varsovie en 1935, l'auteur, poète, auteur dramatique, essayiste, romancier, avait sept ans en 1942 ; à l'aide des souvenirs qu'il tente de faire remonter à la conscience claire, des témoignages de sa famille, de ses amis, de sa femme juive, de survivants et des morts, il se livre à la reconstitution de l'Histoire avec une minutie, un soin de greffier tout à fait prodigieux, remettant en question à chaque page les informations qu'il vérifie inlassablement, scrupuleux jusqu'à l'obsession, jusqu'à la démence. Une précision maniaque dans le concret de la description qui rend insoutenable la répétition de l'horreur. Ou plutôt l'acceptation muette de mesures apparemment légales, normales : l'ordre donné aux juifs par le gouverneur de Varsovie de vivre dans le " quartier juif " ; ceux qui habitent en dehors du périmètre du quartier doivent y déménager avec un baluchon avant le 31 octobre 1940. Ghetto surpeuplé, menacé par la faim, puis la famine, les poux, les cadavres jetés dans une fosse commune, l'extermination massive et les " transplantations " vers les chambres à gaz de Treblinka déclenchées le 22 juillet 1942.

Que les Polonais nous pardonnent si on ne peut s'empêcher _ même si on sait que c'est là la répétition du racisme _ de les suspecter tous. Et plus encore ceux qui font état de leur mauvaise conscience. On ne peut pas voir aujourd'hui les horribles immeubles construits sur l'emplacement des rues Mila, Smocza, Niska, ou bien le " monument aux morts du ghetto " régulièrement menacé de destruction, sans se demander comment il se fait que tous ses habitants ont disparu et que seuls restent les albums de photos. " Ainsi, une personne ayant habité pendant la période de la grande liquidation rue Grzybowska, entre la rue Wronia et la rue Zelazna, raconte-t-elle, qu'elle pouvait de sa fenêtre voir le petit ghetto, des enfants juifs se glissant sous les fils de fer pour se rendre du côté aryen, les Lettons en uniforme noir marchant le long de ces barbelés et faisant la chasse à ces enfants. (...) Cette personne, qui a aujourd'hui la soixantaine passée, est aujourd'hui ce qu'elle est par ce qu'elle a vu ce qu'elle a vu. "

Comment réagit-on quand on voit qu'on dresse, en plein milieu d'une ville, des barbelés, des palissades, des portes pour discriminer, humilier, parquer, couper du monde toute une population, quelque 400 000 personnes ? Comment peut-on accepter, sans devenir fou, d'entendre jour après jour les fusillades contre des hommes qui, comme des rats, tentent de fuir l'enfer et de franchir la muraille ?... " Nous vivions aux abords du lieu où eux sont morts ", explique Rymkiewicz avide de savoir ce que le passé signifie pour la vie et la spiritualité polonaises et ressassant indéfiniment, plus de quarante-cinq ans après, sa recherche d'un temps perdu : souvenirs d'Otwock, une si charmante petite station de vacances proche de Varsovie au bord de la Swider, où se baignaient des jeunes gens tandis que passaient les convois de juifs transférés à Varsovie, avant que des Polonais aillent piller leurs demeures abandonnées à jamais. Otwock, tout empreinte de la douceur de vivre qui précède les catastrophes et encore hantée par le fantôme des hôtes juifs de la pension de Mme Sarah Fliegeltaub et du cinéma L'Oasis. Personnages et situations qui évoquent à la fois le si nostalgique Badenheim 39 d'Aharon Appelfeld (Belfond, 1986) et la terrible résurrection des morts dans le salon berlinois d'une riche dame juive de l'inoubliable Récital de Hartmurt Lange (Fayard, Prix du Festival du Livre de Nantes 1988)...

A la fois essai, document, témoignage, confession, roman sans fiction, chamboulant les temps, les lieux pour passer par des chemins compliqués _ inutilement compliqués, parfois, _ Umschlagplatz témoigne de la bonne volonté d'une frange infime de libéraux chrétiens désireux de prodécer à un rapprochement judéo-chrétien. Mais, au-delà de ce " philosémitisme sans juifs ", ce livre de mémoire et de souffrance, qui ne se vautre ni dans une revendication d'innocence ni dans la culpabilité et la responsabilité collectives, s'adresse aux Polonais d'aujourd'hui. " Je me moque de savoir qui brisait les vitres de la Gminia juive. En revanche, le fait de savoir que dans la mentalité polonaise il y avait quelque chose qui autorisait à briser les vitres ne m'est pas indifférent ", écrit l'auteur qui cherche, vainement, à comprendre pourquoi des gens renversaient des étalages juifs au marché de Przytyk avant qu'il y ait trois morts _ deux juifs et un goy _, pourquoi Lev Chestov, dans les conversations avec Martin Buber (retranscrites par Benjamin Fondane) estime que le serpent biblique, emblème de la connaissance, est plus nuisible que Hitler, pourquoi Antoni Slonimski considérait les " petits juifs " comme de " fourbes talmudistes "... Tant de " pourquoi ? " qui sont comme une prière adressée par un chrétien à son Dieu. C'est ce qu'écrit dans sa préface Henri Raczymov, qui sait si bien lui-même interroger le shtetl qu'il n'a pas connu : " Qu'un écrivain polonais, aujourd'hui, en vienne à sonder ce que cette histoire et cette identité (polonaises) portent de traces juives, en vienne simplement à ce constat impossible auparavant : ici il y avait 3 500 000 juifs dont il ne reste que des fantômes, en vienne à se demander quel est le sens de cette perte dont les jeunes générations ignorent jusqu'à l'existence, cela me trouble, me force à reconnaitre avec cethomme la proximité fraternelle d'un même questionnement. "

Le poète J. M. Rymkiewicz nous ressuscite avec sa vision poétique cette place qui fut la porte de service de l'Enfer, et par laquelle un peuple qui vivait là depuis la fin du Moyen Age fit sa dernière sortie. Ils n'avaient par la même religion, ne pratiquaient pas les mêmes métiers, ne parlaient pas la même langue et pourtant, jusque dans la mort, ils restent indissolubles. Comme le garçonnet coiffé d'une casquette de la photo si connue, qui a les mains levées, symbole de la mort du ghetto et dont on sait maintenant qu'il est vivant. " L'identité du garçon est connue : Artur Siematek, fils de Léon et Sarah née Dab, natif de Lowicz. Artur a mon âge : nous sommes tous les deux nés en 1935, écrit Rymkiewicz. Nous sommes debout côte à côte, lui sur cette photo prise dans le ghetto de Varsovie, moi sur une photo prise dans la gare d'Otwock. Je fais un sourire. Son visage à lui _ c'est un sergent SS qui prend la photo _ n'exprime rien. " L'auteur ajoute : " C'est moi maintenant qui vais lever les bras et toi tu vas les baisser. "

Rymkiewicz nous touche par sa sincérité, par l'émotion qui suinte de tout son livre, un oecuménisme laic. Il n'empêche : c'est Artur qui, à jamais, gardera les mains levées devant l'arme de l'Allemand casqué.