lundi 2 juin 2008

IMAGES CONTRASTEES DU GHETTO DE LODZ


LEMONDE.FR |







Eté 1944. Himmler, « Reichsführer » et ministre de l'intérieur du IIIe Reich, donne l'ordre de liquider le dernier ghetto juif de Pologne : Lodz, où vivent encore près de 75 000 juifs. Parmi eux se trouve un photographe, Henryk Ross. Chargé de faire des photos d'identité et de propagande pour le département des statistiques, il a pris clandestinement des milliers de clichés qui témoignent de la vie des habitants dans le ghetto. Il fait un trou dans la terre, y cache négatifs et tirages... avec l'espoir de revenir les chercher, s'il survit.


Et il survit : sélectionné par les Allemands pour faire partie du groupe de nettoyage du ghetto, Henryk Ross échappe à la déportation. Puis il se cache jusqu'à la libération du ghetto par les troupes russes, le 19 janvier 1945. La majorité des habitants de Lodz n'ont pas eu sa chance : on estime que 95 % d'entre eux ont péri, des privations, de maladie, ou gazés dans les camps d'Auschwitz ou de Chelmno.

Le Centre de recherche artistique et culturelle de Valence (Drôme) présente une exposition particulièrement dérangeante des images d'Henryk Ross, mort en Israël en 1991. Dérangeante, car au-delà des photos tragiques, dont certaines sont devenues après la guerre des symboles de la persécution des juifs par les nazis, l'exposition confronte le visiteur à un ensemble d'images inédites qui dépeignent au contraire des instants d'insouciance ou de bonheur que le photographe a su capturer dans le ghetto.

Après la guerre, Henryk Ross déterre son trésor et commence à diffuser ses photos. Beaucoup sont abîmées. Certaines s'égarent quelque part entre la Pologne et Israël, où il a immigré en 1950. D'autres apparaissent dans le livre Le Dernier Voyage des juifs de Lodz, que Ross publie dans les années 1960, ou sont utilisées en 1961 lors du procès en Israël d'Adolf Eichmann (l'organisateur de la « solution finale »), auquel Ross est cité comme témoin.

Les photographies que montre Henryk Ross, après la guerre, sont regroupées dans une première salle à Valence. On lit la faim sur les visages émaciés, les exécutions, les déportations, le travail forcé, la mort. En une image glaçante, Henryk Ross a saisi au vol un enfant tombé d'inanition sur le trottoir ; sa main est encore agrippée à une porte. Malgré les conditions risquées dans lesquelles il opère, le photographe maîtrise le cadrage, soigne la composition.

Le souci documentaire est indéniable. Ross décrit le quotidien, de l'hôpital à l'usine, d'une ville devenue prison et gigantesque camp de travail. Tandis que la population s'active devant les machines à coudre - les maigres rations alimentaires sont réservées à ceux qui travaillent -, la police juive arpente crânement les rues. Certaines scènes sont teintées d'humour noir : dans un jardin, l'épouvantail porte l'étoile jaune.

Ross a aussi saisi les événements les plus tragiques du ghetto : ces files d'hommes, femmes et enfants, armés de baluchons et de gamelles, supervisés par la police juive, qui montent dans les trains, en direction des camps de concentration. Ou le Gehsperre (couvre-feu), cette grande rafle de septembre 1942 au cours de laquelle enfants, vieillards et malades ont été envoyés vers la mort. Une photo célèbre montre alors la police en train de faire la chasse aux patients de l'hôpital de Lagiewnickiej, qui tentent vainement de s'enfuir par les fenêtres.

Le flou de ces documents dit le risque pris par Henryk Ross. « Je l'ai fait, sachant que si j'étais pris, ma famille et moi serions torturés et tués », disait-il, en 1987.

LA JOIE, AUSSI

Suivent, dans une deuxième salle, les images inédites de Ross. Ce ne sont pas les plus violentes, au contraire. Les scènes seraient anodines, « familiales » si elles n'avaient été prises dans le ghetto. Trois jeunes gens rigolent en faisant les imbéciles devant l'appareil. Dans un feuillage au flou très artistique, un jeune homme embrasse à pleine bouche son aimée. Les enfants sont nombreux, souriants, qui jouent aux policiers - juifs - et aux voleurs, mangent des tartines à la boulangerie. Ces images de bonheur rompent avec la représentation traditionnelle du ghetto. Comparées aux autres, la joie qu'elles affichent paraît presque indécente. D'ailleurs, elles n'ont pas été publiées du vivant d'Henryk Ross. Il a fallu attendre sa mort, en 1991, et le rachat de ses photographies par les Archives des conflits modernes (Archive of Modern Conflict), à Londres, pour qu'on puisse découvrir cette face cachée, plus légère, mais non moins réelle, de la vie dans le ghetto de Lodz.

Le photographe voulait-il garder pour lui ces images intimes ? Plusieurs représentent sa femme, Stefania, qui a également survécu au ghetto. A-t-il voulu retenir uniquement les photos qui cadrent avec son vécu douloureux ? Cette dernière hypothèse est celle de l'historien Thomas Weber, maître de conférences à l'université de Chicago, qui a travaillé sur les archives d'Henryk Ross, et coauteur du très beau livre Lodz Ghetto Album.

Le malaise que provoquent ces images vient moins de leur caractère joyeux que des personnes représentées : des policiers, des enfants potelés, des familles bien habillées. Elles témoignent de l'existence d'une classe de privilégiés, pour laquelle la vie était relativement facile, tandis que la majorité des habitants s'épuisaient au travail et mouraient de faim.

Une image est exemplaire : celle d'enfants pauvres invités à la table d'une famille riche. Selon les recherches de Thomas Weber, cette photo a été prise en septembre 1943. A l'époque, la majorité des enfants ont été déportés ; ne sont restés quasiment que ceux des notables...

Henryk Ross le survivant a peut-être préféré exposer la monstruosité du camp plutôt que l'inégalité des conditions et des chances au sein du ghetto. Même si ces différences s'estompent, puisque, au bout du compte, un même sort funeste a touché riches et pauvres au ghetto de Lodz.

Claire Guillot