mardi 3 juin 2008

LA HONTE DES POLONAIS.....

« L’affaire de Jedwabne oblige les Polonais à un douloureux examen de conscience. J’espère, qu’elle ne provoquera pas un renforcement de sentiments antisémites dans notre pays » — disait il y a quelques mois Aleksander Kwasniewski (1) interviewé par le quotidien israélien Yediot Aharanot. Paroles surprenantes. Surprenantes pour les Juifs. Surprenantes pour tous ceux qui n’habitent pas en Pologne et ne lisent pas la presse polonaise. Car ce ne sont pas les Juifs qui ont assassiné des Polonais à Jedwabne, mais le contraire. D’où vient donc la supposition absurde, que la révélation d’un pogrome encore, cette fois massif, fait par les habitants d’un village polonais sur leurs voisins Juifs au milieu de la dernière guerre, pourrait susciter d’autres sentiments que — éventuellement — antipolonais ? Et surtout au nom de quoi antisémites ?! Je ne crois pas que les lecteurs de Yediot Aharanot aient pu comprendre Kwasniewski. Et s’ils l’ont compris, tant pis pour nous, Polonais.

*

Le 10 juillet [2001] j’achetais des cerises sur le marché à côté de chez moi. Un après-midi dans la capitale. A Jedwabne les cérémonies du soixantième anniversaire du pogrome se terminaient. Parmi les acheteurs et les vendeurs un seul thème de conversation.

— Alors les Youpins font la fête — dit un homme d’âge moyen qui achète des pommes de terre devant moi.

— Ouais, ouais — approuve la femme qui aide le vendeur à empaqueter les légumes.

— Ne juivez pas ! Ajoutez du poids — un autre homme s’adresse au vendeur, qui met les tomates sur la balance.

Le vendeur s’énerve et distille entre les dents : — Le Juif c’est un déchet ! — et sans autre commentaire sert les légumes.

— Ouais, ouais — répète la femme.

Les hommes approuvent de la tête.

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Je n’ai pas inventé cette histoire. Chacun de nous a été témoin de faits semblables à de nombreuses reprises. Non pas avant la guerre, lorsque notre pays était habité par trois millions de citoyens polonais de nationalité juive. Maintenant. Dans le pays où a eu lieu le plus grand crime de l’Europe moderne — l’Holocauste. Dans le pays où être juif pendant la guerre signifiait la mort. Et après la fin de la guerre, comme avant son explosion, des chicanes et la répression.

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Que personne ne me dise que la Pologne n’est pas un pays antisémite. Comme ces assurances sonnent faux — mêmes dans la bouche des Justes, qui sauvaient des Juifs durant la guerre — à la vue de la profanation permanente des cimetières juifs, des attaques contre des synagogues, contre des sièges d’associations juives et contre des journaux, contre des gens qui osent sortir dans la rue coiffés de calotte. A la vue des étoiles de David sur des gibets griffonnés si fréquemment. A la vue d’innombrables publications dont le caractère ne peut être comparé qu’aux torchons hitlériens. A la vue du langage raciste des insultes et insinuations antisémites, qu’on peut entendre à la radio, à la télévision, sur les chaires et sur les tribunes parlementaires. A la vue des meurtres à caractère raciste et antisémite.

Je considère que l’antisémitisme est la plus grande honte de la Troisième République. Une honte que ne laveront ni les excuses du président, ni l’équivoque « pardon de Dieu » des évêques. Une honte qui est devenue notre stigmate et notre signe de reconnaissance. Notre héritage et — presque — le discriminant de notre identité. Car, enfin, à quel propos les Polonais trouveront-ils le plus sûrement un accord, que ce soit autour d’une vodka à Zabrze, ou à la fête chez une tante à Cracovie, ou encore lors d’un congrès de la Polonia à Valparaiso ? Et quoi d’autre suscite en nous la plus sainte des colères, sinon l’accusation d’antisémitisme ?

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J’en sais quelque chose, car en tant qu’auteur de quelques rapports sur l’extrême droite polonaise, publiés à l’Ouest par les organisations qui s’occupent de l’analyse des phénomènes du racisme et de l’antisémitisme chez nous, j’ai eu l’occasion d’être attaqué comme « traître » et comme « vendu ». Et ce qui est le plus intéressant, non seulement par les scribouillards de la presse d’extrême droite, mais aussi par des députés — représentants de la Pologne dans l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

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Haussement d'épaule, incrédulité, colère, hystérie : on peut ainsi décrire rapidement les réactions des médias polonais au livre de Jan Tomasz Gross “Les voisins” (2), qui décrit de manière détaillée comment le 10 juillet 1941 leurs voisins polonais ont brûlé vifs 1600 habitants juifs de Jedwabne. Ces réactions confirment la triste vérité que les cas d’assassinat de Juifs par des Polonais au cours de la dernière guerre et juste après sa fin restent encore un sujet tabou en Pologne. La fausse image de la Pologne comme un pays « sans bûchers » et « sans Quisling », qui a toujours été la victime des conjurations, des trahisons et des agressions des pays voisins et des minorités étrangères, en un mot la vision messianique de la Pologne souffrant pour les péchés du monde, cultivée par la presse de droite et les éditions prétendument « nationales », a infecté largement les milieux qui jusque là résistaient vaillamment contre ce schéma. Il me semble que dans le cas de Jedwabne une sorte de masse critique de la société polonaise, ou du moins de ses élites, lui permettant d’accepter et de comprendre les pages noires de l’histoire de sa nation, a été dépassée.

Après avoir lu les dizaines d’articles concernant le meurtre de Jedwabne, qui ont paru dans la presse polonaise au cours des derniers mois, je suis arrivé à la conclusion que l’attitude défensive a pris le dessus dans les réactions à cette information. La conviction qu’un crime tel que décrit par Gross dans son livre était impossible allait de pair avec des hauts cris exigeant une vérification « scientifique » de l’événement.

Bien sûr, les moins surprenants étaient de ce point de vue les commentaires de la presse de droite et « nationale », et le plus surprenant l’article publié par Trybuna (3). Mais n’anticipons pas.

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Pour Leszek Bubel, qui édite des publications à grand tirage, antisémites à l’extrême, tels le bimensuel Tylko Polska (Seule la Pologne) et Kwartalnik Narodowy (Trimestriel National), l’affaire de Jedwabne n’est du début jusqu’à la fin qu’une provocation juive ayant pour but de déshonorer définitivement la Pologne aux yeux du monde comme un pays d’antisémites et de bouffeurs de Juifs. « A de nombreuses reprises — écrit Bubel — au cours de ces dernières années les représentants des plus hautes instances de l’État présentaient des excuses pour des crimes, des persécutions et des pogromes que les Polonais n’ont jamais commis » (4).

Et un de ces auteurs qualifie les informations concernant le crime de Jedwabne comme « un matériel rempli de mensonges et de déformations », « fondé sur des confidences mythomaniaques » et sur des « fantasmagories », qui « de manière surprenante entre en harmonie avec les nouvelles prétentions juives concernant la récupération de soi-disant biens et de dédommagements (!) pour les mythiques “crimes” polonais. » (5) Pour Bubel et ses auteurs l’affaire de Jedwabne est claire. C’est encore une provocation antipolonaise juive, car les Polonais n’ont nullement pris part au massacre d’il y a soixante ans (6).

Mysl Polska (La Pensée polonaise) et Nasza Polska (Notre Pologne) emploient un style similaire pour décrire Jedwabne. La rédaction de ce dernier dans sa « lettre ouverte à Leon Kieres — président de l’Institut de la Mémoire Nationale » (appelé ici « Institut de l’Oubli National ») rapporte, que « les habitants de Jedwabne, qui se souviennent de la période d’occupation soviétique et allemande chez eux, ont unanimement affirmé que le meurtre de la population juive fut le fait d’Allemands » et cette rédaction exige que l’Institut clarifie plutôt « le pogrome de la population polonaise du village de Koniuchy en 1944 » [réalisé par « des partisans communistes juifs »] et « l’aspect de la collaboration juive avec l’occupant soviétique » (7).

Les rédactions protestent fermement contre les excuses présentées aux Juifs pour le crime de Jedwabne par le président Kwasniewski au nom des Polonais, expliquant que c’est plutôt les Juifs qui devraient présenter des excuses aux Polonais pour les crimes du communisme dont ils portent la responsabilité, selon ces auteurs (8).

L’hebdomadaire catholique Niedziela (Dimanche), édité par la Curie métropolitaine de Czestochowa, publie tout un cycle de Jerzy Robert Nowak, intitulé « 100 mensonges de J.T. Gross ». En marge j’ajouterai seulement que ce J.R. Nowak est l’auteur préféré de la majorité des journaux antisémites et chauvins en Pologne. Dans les pages de Niedziela la défense de la renommée des habitants de Jedwabne, déshonorée par les accusations prétendument injustes d’assassinat des Juifs, a été également entreprise par la collaboratrice de Radio Maryja (9), présidente de la Commission de la Culture du Sénat, la sénatrice Krystyna Czuba (10).

Dans Glos (11) édité par Antoni Macierewicz, le professeur de l’Université catholique de Lublin, Ryszard Bender, qualifie les thèses de Gross de « fantasmagorie » et de « mensonges ». Le journal développe une vision de conjuration judéo-communiste qui, sous prétexte de « l’affaire de Jedwabne », a pour but de compromettre la Pologne et les Polonais aux yeux du monde, et dont l’essence est « l’aspiration systématique à une soumission et une exploitation durable de la Pologne » (12). Et Macierewicz lui-même a déposé le 9 avril [2001] une plainte pour diffamation contre Aleksander Kwasniewski qui aurait, paraît-il, mit en question ses biens personnels et « l’honneur et le droit au respect des Polonais, en affirmant à de nombreuses reprises avant la fin de l’enquête que ce sont eux qui ont assassiné les Juifs à Jedwabne ».

Nasz Dziennik (Notre Quotidien), pour sa part, dans le numéro daté des 3-4 mars 200O, publie sur trois colonnes et demie un entretien avec Marek Jan Chodakiewicz (“Jedwabne n’est qu’un début”) qui se lamente du fait que le passé de la Pologne soit rédigé « par la même équipe qui écrivait sous la direction de Moscou et qui est prête aujourd’hui à écrire sous la dictée de Bruxelles ou de quiconque qui leur trouvera une bourse étrangère ». Ce que Chodakiewicz, auteur du livre “Les Juifs et les Polonais 1918-1955. Coexistence-Extermination-Communisme”, édité par la Bibliothèque La Fronde, ne dit pas est complété par Malgorzata Rutkowska, qui mène l’entretien. On y trouve donc « les accusations totalement infondées » contre les insurgés de Varsovie assassinant les Juifs dans l’article célèbre de Michal Cichy publié il y a quelques années par Gazeta Wyborcza, on y trouve les affirmations que « Cichy et Gross utilisent la même “méthodologie” excessivement malhonnête : manipulation des sources, demi-vérités et mensonges », et que « ce qui est en jeu n’est pas tant la vérité que “la revalorisation” de l’Histoire afin de rendre les Polonais responsables de l’holocauste ». Finalement Rutkowska accuse Gross « d’avoir isolé les événements de Jedwabne du contexte historique », c’est-à-dire « de l’engagement des Juifs au sein de l’appareil de la sécurité et du pouvoir “lors des premiers soviets” à Jedwabne » et déclare — au nom de tous les Polonais évidemment — qu’en ce qui concerne Jedwabne « nous n’avons pas l’intention de battre notre coulpe pour des crimes qui ne sont pas les nôtres ».

L’article de Bogumil Lozinski et Alina Petrowa-Wasilewicz “Personne n’a demandé aux voisins”, paru dans Zycie (La Vie) des 3-4 mars 2001, va dans le même sens. Les auteurs, se réclamant du « rapport des habitants de Jedwabne et du RP Kemblinski » expliquent que le crime de Jedwabne a été réalisé par les Allemands avec l’aide de «garnements et bandits » locaux « obligés » de le faire. « (…) S’il a pu arriver qu’un Polonais de lui-même se soit acharné sur un Juif » — se souvient RP Kemblinski — « c’est surtout parce qu’il considérait les Juifs comme des collaborateurs soviétiques, certains se vengeaient pour les souffrances de leurs proches ». Mais « selon les Jedwabniens il s’agissait de cas isolés » concluent les auteurs de l’article.

Les déclarations du Prof. RP Waldemar Chrostowski, ancien co-président du Conseil polonais des Chrétiens et des Juifs (il a démissionné en février 1998 pour protester contre « l’escalade des exigences juives »), qu’on peut trouver dans l’interview “Qui gêne le dialogue ?” réalisé par Pawel Paliwoda (13), sont dans le même style. Le révérend professeur commence son énonciation par une critique totale du livre de Gross, en le comparant au « produit d’une imagination malade », c’est-à-dire L’oiseau bariolé de Kosinski (Il est intéressant que le journaliste de Trybuna, Jakub Kopec, emploie la même comparaison, on y reviendra) (14). « Ce livre commence par des élucubrations antipolonaises et anticatholiques. Je le dis en toute responsabilité — des élucubrations qui appartiennent au monde des sombres légendes (par exemple là où il est question de Juives qui se seraient jetées dans l’étang après avoir noyé leurs enfants). Une se serait noyée immédiatement et l’autre aurait nagé durant plusieurs heures alors que les paysans étaient là et ricanaient. Tout cela est le fruit d’une imagination malade ». D’où le révérend tient-il ses connaissances — nous ne l’apprenons pas. Puis il poursuit dans un style antisémite connu, tentant de « comprendre » les sentiments antijuifs parmi certains Polonais (c’est-à-dire les assassins) : la collaboration juive avec le NKVD (15), le silence des riches Juifs américains face à l’Holocauste, les fervents sectateurs du judaïsme qui étaient auparavant des apparatchiks communistes, etc. Il est donc naturel qu’il considère l’idée de présenter des excuses aux Juifs pour Jedwabne comme « maladive » et « humiliante » pour les Polonais. Le principal problème des relations polono-juives réside, selon lui, dans le fait que la partie juive, contrairement à la polonaise, « ne veut pas tenir compte d'une période de son histoire récente ».

La trame de la prétendue collaboration des Juifs avec l’appareil soviétique de répression dirigée contre les membres de la résistance polonaise, qui devrait selon les auteurs des journaux cités expliquer « avec surplus » tous les comportements antijuifs des Polonais au cours de l’Holocauste, est reprise et développée par le prof. Tomasz Strzembosz. Tant dans l’interview donnée à Tygodnik Solidarnosc (16), que dans le copieux article intitulé “La collaboration passée sous silence” publié par Rzeczpospolita (17), Strzembosz non seulement rejette la thèse de Gross, selon laquelle les auteurs du meurtre de Jedwabne étaient des Polonais, mais, comme à tout hasard, il démontre que l’inimitié des Polonais envers les Juifs dans les territoires orientaux de la Pologne était compréhensible et avait un fond patriotique, car les Juifs « ont trahi » en collaborant « l’arme à la main » avec l’occupant, dans ce cas avec l’URSS. « Si [les Juifs] ne considéraient pas la Pologne comme leur patrie, ils n’étaient quand même pas obligés de la traiter comme un occupant et en commun avec son ennemi mortel de tuer les soldats polonais et d'assassiner les civils fuyant vers l’Est ».

Dans un autre article (18) Strzembosz, de façon conséquente, règle son compte de manière aussi décidée au film d’Agnieszka Arnold “Les voisins”, dans lequel les témoins révèlent des détails révoltants sur le meurtre d’il y a soixante ans. Strzembosz assure avec autorité : c'est « une manipulation évidente ».

L’article de Jakub Kopec “Holocauste à Jedwabne” dont le sous-titre est : “Le livre de Jan Tomasz Gross leurre efficacement”, publié le 23 février 2001 par Trybuna, s’avère être un précieux complément de l’argumentation de ceux qui furent scandalisés par le travail de Gross. Car Kopec exige une analyse « scientifique » des relations citées par Gross, rappelant la description prétendument authentique de la tentative de noyer un enfant juif dans un cloaque par des paysans d’un village de Polesie (19), incluse dans son livre L’oiseau bariolé par Jerzy Kosinski. Pourtant — de l’avis de Kopec — « il n’y avait pas de cloaques dans les villages de Polesie du temps de l’occupation hitlérienne ». Kosinski le savait, mais il savait aussi qu’une description semblable complétée par la déclaration qu’on est soi-même cet enfant « sera efficace financièrement ». Et pour appuyer sa thèse Kopec rapporte une prétendue déclaration du consul honoraire de la République [polonaise] en Israël : « l’Holocauste est aussi un business ». Poursuivant cette ligne Kopec conseille de soumettre le livre de Gross à une « analyse critique ». Pour rejeter entièrement la thèse de Gross sur les 1600 Juifs brûlés dans une grange il suffit, selon Kopec, simplement… de « lire un texte sur la construction des granges à Jedwabne et dans les environs. Tenant compte du caractère marécageux des terres situées entre les rivières Biebrza et Narew, comme de l’habitude locale de garder le foin en meules, les granges ne devaient pas être grandes. » Et plus loin : « Un scientifique d’Opole [il s’agit de Dariusz Ratajczak, collaborateur de Bubel, qui dans un livre qu’il a édité lui-même questionnait l’existence des chambres à gaz à Auschwitz — note S.Z.], qui a mis en cause l’Holocauste en général, aurait calculé, que dans la grange les brûlés furent au plus cent. Et bien que le nombre de victimes importe peu pour le jugement moral du crime, nous, hommes éclairés et frappés par l’ignominie du meurtre collectif à Jedwabne, nous ferions l’hypothèse que dans la grange cinq fois plus de victimes auraient été brûlées vives. Il en manque encore mille. »

Sur le fond des précédentes assertions les réflexions de Gazeta Wyborcza (20), qui a consacré proportionnellement le plus de place à la discussion sur le livre de Gross, semblent purement académiques, sinon incompréhensiblement subtiles pour les lecteurs et les rédacteurs des titres précités. Les auteurs de Gazeta Wyborcza — à l’exception de l’énoncé surprenant de Ryszard Bugaj (21) comme tiré à vif des bulletins de Bubel, prétendant que « le soutien de la thèse sur la Pologne antisémite sert également à justifier les revendications matérielles envers la Pologne » — ne demandent pas « si cela a vraiment eu lieu ? », ni « comment cela est arrivé ? ». Ils demandent tout au plus « comment cela a-t-il pu être possible ? » et quelle est notre responsabilité, à nous Polonais contemporains, pour ce meurtre d’il y a soixante ans. Ils ne remettent pas en question le fait même du crime ni ses auteurs. Choqués et écrasés par le crime ils tentent de l’inscrire dans l’héritage national commun, à égalité avec l’orgueil d’un Tischner ou d’un Copernic (22). On aurait envie d’ajouter : et pourquoi pas Adam Malysz (23) ? Blague à part, je n’arrive pourtant pas à comprendre comment des intellectuels éminents comme Adam Michnik, ou passant pour tels comme Jacek Zakowski, puissent être« harassés » par le crime de Jedwabne et « malades » de la parution du livre de Gross. L’orgueil irrationnel tiré du fait d’être membre d’une nation est-il vraiment si fort, qu’après la mise à jour d’un crime à répétition, je souligne — à répétition, exécuté par ses membres, les élites de cette nation soient comme assommés et délirent, expliquant les circonstances du meurtre à l’aide d’une argumentation antisémite : « divers témoignages concernant Jedwabne indiquent qu’une boutique aryenne ne pouvait s’y maintenir avant la guerre. Car le commerce de détail était entièrement entre les mains des commerçants juifs. La lutte économique — y compris entre artisans — pouvait réveiller de fortes émotions. Donc dans les réalités et la folie criminelle de l’époque de tels sentiments pouvaient trouver leur place » ; « le totalitarisme soviétique avait contribué à créer une nouvelle liste d’offenses » et les accusations antisémites envers les Juifs de Jedwabne « étaient fondées sur des expériences personnelles » (24). Zakowski lui-même en veut aux Juifs pour leur passivité devant la mort, parce qu’ils allaient tranquillement « comme des moutons » à l’abattoir.

De telles formulations n’étonnent pas dans la presse de droite, qui dans sa grande majorité a l’antisémitisme pour fond ni, à plus forte raison, dans certains titres de la presse catholique ou d’extrême droite, où il est la règle. Mais dans Gazeta Wyborcza, un quotidien réputé pour son courage à traiter des thèmes dits difficiles, qui désidéalisent l’histoire de la Pologne et des Polonais ? Dans un journal qui plus que n’importe quel autre est sensible à l’intolérance, au racisme et à la xénophobie ? Et pourtant.

Cela tient à mon avis à la tentative de rationaliser quelque chose qui ne peut tout simplement pas l’être, d’expliquer l’inexplicable et de comprendre quelque chose qu’il est impossible de comprendre. On essaye ? Attention. Nous avons encore quelques autres cartes non découvertes, « noires », dans l’histoire récente. Qu’on me permette de mentionner ne serait-ce que les cas de liquidation des détachements de partisans juifs et soviétiques par les formations NSZ et AK (25), les déportations et les massacres des populations allemande et ukrainienne après la guerre, le camp pour les Allemands à Lambinowice, l’action « Vistule » (26). J’imagine que la discussion autour d’un de ces thèmes — et je suis sûr que tôt ou tard elle aura lieu — ressemblera à celle sur Jedwabne. Et ce dont j’ai le plus peur, c’est qu’encore une fois on tente d’expliquer le crime ou refuser de l’admettre. Indifférents, tel le passant qui chaque jour passe dans les rues de nos villes sans regarder les gibets portant des étoiles de David griffonnées sur les murs.

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Un des témoins du film “Les voisins”, qui a raconté comment les Polonais ont assassiné les Juifs à Jedwabne, a été harcelé par ses voisins en tant que « valet des Juifs » après l’émission et contraint de quitter la ville avec toute sa famille.

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Juste après la célébration officielle du soixantième anniversaire du crime de Jedwabne, le maire de la ville et le président du Conseil municipal et cantonal ont démissionné. Ils avaient perdu la confiance des habitants, qui ont boycotté la cérémonie.

*Stefan Zgliczynski, journaliste et éditeur, est rédacteur de la revue semestrielle de gauche radicale, Lewa Noga (Avec le pied gauche) . L’article que nous reproduisons ici est paru dans le n° 13 (2001) de la revue Lewa Noga, en octobre 2001.

1. Jan Tomasz Gross, Sasiedzi, Varsovie 2000.

2. Aleksander Kwasniewski, social-démocrate, est actuellement président de la République.

3. Trybuna (Tribune) — qui fait suite à Trybuna Ludu (Tribune du Peuple) organe du Parti ouvrier unifié polonais (au pouvoir entre 1944 et 1989) — est le quotidien de gauche polonais, proche de la social-démocratie.

4. Tylko Polska, 28 février - 13 mars 2001.

5. Roch Narodowiec, “Offensive antipolonaise” (nous avons choisi de traduire les titres cités), Kwartalnik Narodowy, mars-mai 2001.

6. “Sans participation de Polonais. Les nouveaux faits dans l’affaire de Jedwabne démentent les mensonges de Gross”, Tylko Polska, 11-24 avril 2001 ; “Nous démasquons le mensonge. Les Allemands à Jedwabne”, Kwartalnik Narodowy, juillet-septembre 2001.

7. Nasza Polska, 27 février 2001.

8. “Lecture obligatoire. Pourquoi Kwasniewski voudrait-il présenter des excuses ?”, Nasza Polska, 3 juillet 2001 ; “Les excuses c’est un délit”, Nasza Polska, 10 juillet 2001.

9. Radio Maryja (Radio Marie) est une radio privée, ultra-catholique et réactionnaire, coutumière de discours chauvins et antisémites, écoutée régulièrement par plusieurs millions de personnes.

10. “Jedwabne — à la gloire des héros des luttes pour la Pologne”, Niedziela, 25 mai 2001.

11. “Glos” (La Voix) du 25 novembre 2000. Ce journal a commencé à paraître à la fin des années 1970, clandestinement. Antoni Macierewicz est un des fondateurs du Comité de Défense des Ouvriers (KOR) en 1976, dont il animait un courant radical antistalinien. Inprecor avait publié un entretien avec lui en 1979 — alors qu’il n’était pas encore antisémite (cf. “Le combat de l’opposition polonaise”, Inprecor n° 43 du 18 janvier 1979).

12. Jan Kowalski, “Les coulisses de la provocation. Le lobby juif et les communistes attaquent la Pologne”, Glos, 16 juin 2001.

13. Zycie, 15 avril 2001.

14. Dans son roman, écrit à la première personne comme un récit, L’oiseau bariolé, qui a eu un grand impact (et qui, en Pologne, fut l’objet d’une campagne haineuse de la presse officielle sous l’ancien régime), Jerzy Kosinski, Polonais et Juif émigré aux Etats-Unis, raconte comment un garçon juif a été victime de paysans polonais durant la dernière guerre mondiale. Récit romancé, qui ne prétend pas à la vérité historique, il décrit cependant un climat social tout à fait plausible…

15. Un des sigles de la police politique stalinienne en URSS.

16. du 17 janvier 2001. Il s’agit de l’hebdomadaire du syndicat Solidarité qui, après avoir soutenu la restauration capitaliste sous la directions des courants néolibéraux issus d’une tradition socialiste de l’opposition anti-stalinienne, s’est doté d’une direction de droite pour laquelle la paupérisation des travailleurs polonais n’était pas le fruit de la restauration capitaliste mais, au contraire, de l’insuffisance de celle-ci et de la continuité du régime « communiste » (voire « judéo-communiste »).

17. 27-28 janvier 2001. Rzeczpospolita (La République) a été le quotidien gouvernemental officiel. Privatisé, il continue à être considéré comme un quotidien officieux.

18. “Les témoins”, Tygodnik Solidarnosc n° 15/2001.

19. Région orientale de la Pologne de 1918-1939, intégrée à la Biélorussie en 1939.

20. Principal quotidien libéral polonais, dirigé par Adam Michnik, un des oppositionnels historiques, ancien membre du Comité de défense des ouvriers (KOR) et fondateur du Club des chercheurs de contradictions à l’Université de Varsovie en 1966.

21. “La vérité historique et l’intérêt matériel”, Gazeta Wyborcza, 6-7 janvier 2001. Ryszard Bugaj, économiste et ancien expert de Solidarité a été l’un des fondateurs de la petite organisation social-démocrate issue en partie du syndicat clandestin Solidarité du Travail.

22. Jacek Zakowski, “Chaque voisin a un prénom”, Gazeta Wyborcza, 18-19 novembre 2000.

23. Tout le monde connaît Nicolas Copernic. Jozef Tischner, philosophe catholique qui fut aumonier de Solidarité en 1980-1981 et qui a viré vers une “nouvelle philosophie” risquant de ne pas laisser de traces historiques ne peut évidemment pas être comparé à Copernic. Plutôt à Adam Malysz, champion de ski (saut) contemporain que connaissent ses supporteurs…

24. Prof. Tomasz Szarota interviewé par Jacek Zakowski dans “Les détails diaboliques”, Gazeta Wyborcza, 18-19 novembre 2000.

25. NSZ, Forces armées nationales, furent une organisation de droite et d’extrême-droite de la résistance polonaise pendant la seconde guerre mondiale, autonome par rapport à la formation principale de la résistance, l’Armée intérieure (AK), non communiste. L’AK a dirigé en particulier l’insurrection de Varsovie (août-septembre 1944). Les NSZ ont eu des contacts avec les nazis, en particulier au moment de la débâcle de l’occupant au nom de la « lutte sur deux fronts », contre les nazis et contre les soviétiques.

26. Après avoir encerclé — en coopération avec les armées tchécoslovaque et soviétique — la région montagneuse de Bieszczady, au sud-est de l’actuelle Pologne, où la résistance nationale ukrainienne n’avait pas déposé les armes et jouissait d’un soutien populaire, toute la population fut déportée à raison d’une famille par village sur les « territoires recouvrés » à l’Ouest et au Nord. Cette « pacification » fut particulièrement brutale. Bieszczady fut déclaré zone interdite et retourna à l’état sauvage. Seule la haute bureaucratie pouvait s’y rendre pour ses chasses.