mardi 3 juin 2008

LES POLONAIS ANTISEMITES ?

Interview d'Aleksander Smolar

par Eric Conan

Représentant de l'opposition polonaise en France de 1976 à 1989, Aleksander Smolar fut ensuite, jusqu'en 1993, conseiller spécial des Premiers ministres Tadeusz Mazowiecki et Hanna Suchocka.



Pourquoi Lech Walesa a-t-il rechigné à évoquer le fait que 90% des victimes d'Auschwitz étaient juives?

Que s'est-il passé? Walesa a fait deux discours: dans le premier, très ?cuménique, prononcé à l'université de Cracovie, il n'a rien dit de la spécificité juive du génocide, qu'il n'a évoquée que le lendemain à Auschwitz. C'est inacceptable, certes, mais il faut voir là moins un signe d'antisémitisme qu'un manque de sensibilité dont les juifs ne sont pas les seules victimes. Dans un sondage récent sur les peuples qui ont le plus souffert des nazis, 29% des Polonais répondent «les juifs», 28% «les Polonais», 40% «les uns et les autres» et 1% «les Soviétiques», ce qui me semble choquant, des dizaines de millions de Soviétiques ayant péri pendant la guerre!

D'où vient ce manque de sensibilité?

Je crois qu'il reflète l'état actuel de la conscience polonaise. L'antisémitisme, que la Pologne de l'entre-deux-guerres partageait avec beaucoup de pays d'Europe et qui s'est pratiquement résorbé à l'Ouest, s'est trouvé mis «en conserve» par l'histoire polonaise, du fait des formes prises par la guerre, puis le communisme, dans ce pays. Contrairement à la France, il n'y a pas eu en Pologne de collaboration des institutions à la persécution des juifs. Même l'extrême droite antisémite ne s'est pas compromise avec l'occupant; elle a lutté au sein d'une Résistance dont une partie était à la fois antinazie, antisoviétique et antisémite. Ce qui explique l' «innocence» officielle de l'antisémitisme à la Libération: il n'était pas contradictoire avec le patriotisme, d'autant que sous l'occupation soviétique, de 1939 à 1941, les juifs furent majoritairement - et logiquement - prosoviétiques et, de ce fait, souvent considérés comme traîtres.

Que devient cet antisémitisme sous le communisme?

L'accusation de trahison se répète avec l'occupation par l'Armée rouge; les Polonais juifs jouent, en effet, un rôle important au sein des nouvelles instances dirigeantes, ce qui libère une haine faite de mélange d'antisémitisme et d'anticommunisme. En 1946 et 1947, quelques centaines de juifs sont victimes de pogroms. Cette période me semble bien plus «honteuse» que celle de la guerre; mis à part quelques intellectuels, personne n'a protesté contre ces meurtres et l'Eglise s'est tue. A l'époque, les communistes jouaient de ces pogroms en accusant leurs opposants d'antisémitisme. Cela n'a pas duré. Le pouvoir s'est vite rapproché de la tradition polonaise et, lors de la crise de 1968, il devint clair qu'il renonçait à légitimer le communisme par son projet socialiste et préférait renouer avec le nationalisme. L'antisémitisme devint alors officiel, avec une épuration antijuive de l'appareil d'Etat.

Quel souvenir gardent aujourd'hui les Polonais des événements qui se sont déroulés pendant la guerre?

Le plus lourd reste la culpabilité des témoins, qui n'ont globalement pas manifesté beaucoup de sentiments chrétiens envers les juifs persécutés. Cette indifférence fut démultipliée par une répression nazie sans équivalent ailleurs: aider un juif était puni de mort immédiate, ce qui ne fut jamais le cas en France. C'était un acte d'héroïsme suprême. Or il y en eut, même s'ils furent minoritaires: quelques dizaines de milliers de juifs furent sauvés par des Polonais. Enfin, n'oublions pas que, s'il prit des formes différentes, le malheur était partagé; en terre polonaise ont péri près de 6 millions de citoyens polonais, dont près de 3 millions de juifs polonais (ce qui représente la quasi-totalité des juifs du pays), mais aussi 3 millions de Polonais non juifs. La belle phrase d'Elie Wiesel traduit bien la situation: toutes les victimes n'étaient pas juives, mais tous les juifs étaient des victimes.

Pourquoi cette différence tarde-t-elle à être reconnue en Pologne?

A cause de ce phénomène commun à beaucoup de pays - le refoulement, l'oubli - qui a suivi la guerre et dont la France, par exemple, n'est sortie que depuis peu. Ce refus de voir la différence, analysé aujourd'hui comme un aveuglement, était alors courant en Occident jusque dans les années 70, et souvent partagé par les juifs eux-mêmes! La Pologne n'en est pas encore sortie parce qu'elle n'a une vie libre et démocratique que depuis cinq ans seulement.

Que diriez-vous de l'antisémitisme en Pologne aujourd'hui?

Il est certes répandu, mais décline, et doit être replacé dans le cadre d'une xénophobie importante. Dans un sondage récent sur les voisins que les Polonais n'aimeraient pas avoir, les juifs viennent très loin derrière les Tsiganes, les Roumains, les Ukrainiens, les Arabes, les Russes, les Africains... Il n'y a, dans le pays, aucun phénomène négationniste et 73% des personnes interrogées admettent que des Polonais ont participé à la persécution des juifs pendant la guerre. C'est encourageant pour une population qui, il y a quelques années, ne savait presque rien de la tragédie juive.

Comment réagissez-vous lorsque vous entendez dire que le Polonais est, par définition, antisémite?

Je suis d'autant plus choqué que ce genre de déclaration sort souvent de la bouche de gens qui se déclarent antiracistes. Je trouve cela abominable. D'abord pour les Polonais qui ne sont pas antisémites, car il y en a! Pour l'Histoire aussi, car, s'il y a eu tant de juifs en Pologne, c'est parce que, jusqu'au XVIIIe siècle, c'était la seule terre d'Europe où ils n'étaient pas persécutés. Cela s'est ensuite assombri avec la naissance du nationalisme moderne, mais il y a toujours eu une fraction de Polonais que l'on ne peut accuser de la sorte. Il est significatif que les Israéliens soient souvent plus mesurés dans leurs appréciations. Il ne faut pas oublier qu'au mémorial de Yad Vashem le nombre des «justes» de Pologne est supérieur à celui de toutes les autres nations d'Europe. J'ai trouvé dans la presse française une dramatisation de ce qui vient de se passer à Auschwitz qui n'a pas eu d'équivalent dans la presse anglo-saxonne. Je pense que cela n'est pas étranger à ce qui s'est passé en France sous l'Occupation. Il y a des pays où l'on devrait parler de l'histoire des autres avec un peu de retenue.