Florence Heymann
Rosa Lehmann,
Symbiosis and Ambivalence. Poles and Jews in a Small Galician Town
New York-Oxford, Berghahn Books, 2001, xxii + 217 p., fig., tab., cartes.
L’ouvrage de Rosa Lehmann – étude anthropologique croisant récits d’informateurs et archives écrites – représente une tentative de réponse à plusieurs questions récurrentes dans l’historiographie juive et polonaise : l’antisémitisme en Pologne est-il un problème structurel ou culturel ? Comment peut-il se maintenir et croître dans un pays aujourd’hui sans juifs ? Enfin, pourquoi les juifs virtuels continuent-ils à jouer un rôle aussi important dans les expressions culturelles et les consciences polonaises ?
C’est par une étude de cas, à un niveau micro-analytique, du village de Jasliska en Galicie orientale, que l’auteur essaie de résoudre ces problèmes et, en premier lieu, de nuancer les visions populaires ou savantes (comme celle induite par le film Shoah de Claude Lanzmann) des relations entre Polonais et juifs, notamment avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, en analysant les liens complexes entre histoire et attitudes locales vis-à-vis des juifs.
L’historiographie juive polonaise donne deux points de vue sur l’origine et la persistance de l’antisémitisme : le premier explique la création des stéréotypes antisémites par la position socio-économique des juifs ; le second voit dans le climat culturel de la société hôte la source de cette même création. Au Moyen Âge, la société polonaise était composée de « castes » : nobles, roturiers, paysans et juifs. L’identité de caste structurait les relations entre les groupes et déterminait la nature des contacts entre Polonais et juifs. À la fin du xviiie siècle, la Pologne du sud-est fut annexée par l’Autriche. Une politique éclairée permit aux juifs de s’émanciper. La Galicie resta cependant parmi les provinces les plus arriérées et pauvres de l’Empire et ce jusqu’aux dernières décennies du xixe siècle. Concernant l’intégration spatiale à Jasliska, on pouvait parler d’un centre juif et d’une périphérie polonaise.
Quant aux relations économiques, tandis que le xixe siècle fut marqué par une rapide croissance de l’activité juive et l’acquisition de terres et de biens polonais par les juifs, au tournant du xxe siècle l’expansion juive à Jasliska cessa. L’abolition du servage en 1848 fit que les paysans polonais devinrent de plus en plus dépendants du marché, tant pour l’achat des articles de première nécessité que pour leurs revenus. Entre les deux guerres, les possibilités de travail, qui n’avaient jamais été très grandes dans la région, diminuèrent encore avec l’établissement en 1921 de nouvelles frontières nationales. La grande dépression des années 1920 et 1930 rendit l’émigration des paysans vers les États-Unis de plus en plus difficile et réduisit l’arrivée de fonds étrangers. Dans le même temps, le rôle des juifs dans l’économie paysanne locale prit un poids plus important, les paysans dépendant des créanciers et employeurs locaux, en majorité juifs. Le bas niveau de vie des paysans polonais, leur consommation excessive d’alcool et leurs besoins en produits non-agricoles les conduisirent souvent à s’endetter à vie. Mais quelquefois l’image s’inversait et les juifs pouvaient apparaître comme des sauveurs : ils employaient des Polonais dans les scieries, ou comme domestiques – pour nettoyer les maisons et s’occuper des enfants, shabbes-goy1 –, ou encore comme bûcherons, charretiers, journaliers pour cultiver leurs terres. Dans le courant du xixe siècle, toutefois, sous l’influence du nationalisme polonais, diverses institutions furent mises en place pour proposer des alternatives aux prêts juifs. Mais l’inégalité entre entrepreneurs juifs et paysans polonais ne disparut pas pour autant, pas plus qu’une certaine forme de dépendance involontaire entre les deux communautés qui allait donner naissance à des sentiments d’hostilité et de frustration.
Les frontières communautaires étaient très étanches. Les mariages entre Polonais et Ukrainiens étaient rares. Quant aux éventuelles amours entre Polonais et juifs – les tabous n’empêchant pas l’intérêt porté au sexe opposé des deux côtés de la frontière –, elles étaient rarement officialisées. Le style de vie endogame de ces derniers creusait le fossé social qui existait entre les communautés ethniques.
Les actuelles images polonaises du juif découlent de trois types d’histoires. Les récits « politiques » racontent de manière stéréotypée la séparation hiérarchique entre communautés juives et catholiques. Les récits « mythiques » n’ont pas de lien avec la réalité passée et sont destinés à un public d’enfants. Enfin, les histoires « positives », proches de faits observés, montrent l’intérêt sincère porté par le narrateur aux juifs et à leurs affaires. Le fait que les informateurs utilisent des stéréotypes négatifs pour décrire leurs anciens voisins juifs, tandis qu’en même temps ils présentent une image d’un passé harmonieux, met l’accent sur une corrélation complexe entre l’expérience de la « vie réelle » et les représentations « symboliques ». Les stéréotypes créent un sens de la solidarité, préservent les frontières et régulent l’interaction sociale. D’une certaine manière, les expériences de la vie réelle exercent une importante fonction corrective. L’interaction implique le déclin de la distance sociale qui, lorsqu’elle s’amenuise, empêche le maintien de certains préjugés. À l’inverse, l’absence d’interaction stimule le développement de stéréotypes et, sur le long terme, accroît même leur crédibilité.
Fin septembre 1939, toute la Pologne passa sous occupation des forces nazies et soviétiques. Après le déclenchement de la guerre germano-soviétique, la Galicie orientale devint territoire occupé par l’Allemagne. Les Polonais, comme toutes les nations slaves, furent assignés au groupe des peuples racialement étrangers (Fremdvölkischen). La retraite des autorités polonaises de Jasliska laissa les résidents sans protection contre les pillages et les hostilités interethniques. En fait, pendant toute l’occupation allemande, les Ukrainiens régnèrent sur le village. Dès le début, les civils polonais et juifs furent employés dans les industries et les camps de travail mis en place par les Allemands. Les sources polonaises et juives mentionnaient que les villageois juifs avaient vécu tranquillement les premières années de l’occupation allemande. Pour les villageois polonais, la déportation des juifs et leur extermination étaient imprévisibles, et notamment ce « jour terrible » de la déportation des juifs, dans la seconde moitié de 1942. Ils furent enfermés quelques semaines dans le ghetto de Dukla, à vingt kilomètres du village. Puis eut lieu une procédure de sélection. En effet, le 13 août 1942, les vieux et les faibles furent conduits à Barwinek et, de là, dans une forêt où ils furent abattus. La nouvelle du massacre atteignit vite Jasliska et mit un terme aux interactions entre juifs et Polonais : « après leur départ [celui des juifs], je n’ai jamais plus rencontré de juifs, jamais ! », déclara un informateur.
L’extermination des juifs et les déportations de la population ukrainienne locale (et de certaines familles polonaises) entre 1945 et 1947 provoquèrent une diminution drastique de la population et un changement radical dans sa composition ethnique (communauté mono-ethnique polonaise, catholique romaine). Dans les années qui suivirent, le parti communiste polonais appliqua une politique de socialisation : les terres agricoles furent nationalisées et le « Fonds d’État » distribua des parcelles, tandis que furent ouverts des fermes, des magasins, des restaurants d’État et un grand nombre de coopératives rurales. Ces mesures permirent aux villageois de moins souffrir de la pauvreté et de l’isolement, mais l’ère postcommuniste, qui vit la dissolution de toutes les organisations rurales sociales et économiques, ramena le chômage.
Les derniers chapitres conclusifs définissent la qualité de la relation entre juifs et Polonais avant-guerre par un mélange entre interdépendance et symbiose. Cette étude permet donc de nuancer les vues stéréotypées sur l’attitude des Polonais vis-à-vis des juifs, qui ne sont pas marquées par un simple antisémitisme, mais bien plutôt par l’ambivalence, maître mot de l’ouvrage.
Notes
1. Non-juif pouvant faire les travaux interdits aux juifs les jours de shabbat ou de fête.
Pour citer cette recension
Florence Heymann, Rosa Lehmann, Symbiosis and Ambivalence. Poles and Jews in a Small Galician Town. New York-Oxford, Berghahn Books, 2001, xxii + 217 p., fig., tab., cartes., L'Homme, 165, Image et anthropologie, 2003
http://lhomme.revues.org/document16002.html
Florence Heymann
Centre de recherche français de Jérusalem, Israël.
vendredi 20 juin 2008
L'ANTISEMITISME EN POLOGNE
Publié par lepolak à 14:13