Edition. En 1945, les nazis en déroute jettent 800 000 déportés sur les routes. Plus de 250 000 mourront.
François-Guillaume Lorrain
Après les camps, il y eut donc encore les marches. Les internés n'avaient sans doute pas assez souffert, il fallait que leur calvaire connût, jusqu'aux derniers jours de la guerre, un épilogue inouï et effroyable que la machine bureaucratique nazie n'avait pas prévu elle-même : l'odyssée affamée dans le froid, sur des centaines de kilomètres, sous la surveillance de gardiens livrés à eux-mêmes. Devant l'avancée de l'Armée rouge, le régime nazi vacillant a donc décidé de rapatrier vers l'Allemagne ses déportés. Ils sont venus en train, ils repartent à pied, avec pour seule pensée : « ne pas tomber ». Chuter, c'est mourir. Ces marches de la mort, déjà inventées par les Allemands en 1904 lors de l'extermination des Hereros en Namibie, infligées par les Turcs aux Arméniens, le IIIe Reich y avait recouru en Pologne en 1939, puis avec les prisonniers de guerre soviétiques. Mais leur ampleur, à partir de janvier 1945, est cette fois monstrueuse. Sur près de 800 000 détenus dans les camps de concentration, l'historien israélien Daniel Blatman estime à plus de 250 000 le nombre de victimes. Son livre « Les marches de la mort » (Fayard, le 4 février) est un événement.
Pour la première fois, il raconte cette hallucinante page de l'Histoire, alliant l'avalanche de détails à une synthèse d'une portée historique. Ces marches n'ont pas été le dernier chapitre de la Solution finale, mais l'ultime épisode, à nul autre pareil, d'un génocide que Himmler lui-même ne voulait pas, car il voyait dans ces détenus une possible monnaie d'échange. Mais ce que Blatman décrit, c'est le vertigineux effondrement d'un ordre nazi qui se délite en chaos. C'est aussi l'émergence d'une vaste et nouvelle communauté de liquidateurs, « bourreaux ordinaires » eux-mêmes à la dérive. C'est également la preuve que la population allemande a du sang sur les mains. Notre civilisation s'était ouverte sur l'odyssée homérique d'Ulysse. Avec les marches de la mort, le nazisme en a écrit la version infernale
Extraits
18 janvier 1945 : 56 000 détenus quittent auschwitz.
« Au milieu de la confusion dantesque qui, dans cette deuxième moitié de janvier 1945, s'était emparée de la Silésie lors de la débâcle, en pleine fuite devant l'Armée rouge et tandis que toutes les routes étaient déjà saturées, les internés d'Auschwitz passèrent du statut de ressource économique à préserver à celui de danger et d'obstacle pour la sécurité. Dans la longue liste des formations candidates au repli vers l'ouest, les internés représentaient la dernière des priorités. L'armée, la police, les civils, l'équipement vital, les prisonniers de guerre, tous venaient avant. Il n'y avait guère de place pour ces misérables en loques et en haillons sur les routes d'un Reich en train de revenir, comme une peau de chagrin, à ses anciennes frontières, et rien n'empêchait qu'on les massacre sans pitié. [...] Après le départ du camp, les détenus se retrouvaient entièrement à la merci de gardiens eux-mêmes privés d'instructions claires sur la conduite à tenir, même si en règle générale ils avaient compris que tuer ceux qui ralentissaient la progression ou tentaient de s'évader ne posait pas vraiment de problème. C'est dans cette confusion que les évacuations se métamorphosèrent en redoutables marches de la mort. Devenues parfois des errances sans but, d'absurdes elles devinrent tragiques. »
Les bourreaux ne cherchaient même pas à cacher leur identité.
« Tout ce processus de mise à mort se déroulait au grand jour. Des civils polonais des villages et des villes traversés par les déportés virent de leurs yeux des colonnes de détenus aux habits gelés marcher dans la neige et les gardes allemands leur tirer dessus chaque fois que l'un d'eux trébuchait. De nombreux habitants de Rybnik purent venir voir les centaines de victimes mortes sur place. Parfois, on procédait aux exécutions dans les cours des habitations. Les bourreaux ne cherchaient même pas à dissimuler leur identité. [...] Les gardiens étaient des hommes relativement âgés, effrayés par l'approche du front. Certains soutenaient les détenus, leur assuraient que le jour de leur libération était proche et leur proposaient même de la nourriture. D'autres n'hésitaient pas au contraire à jouer de la gâchette et à abattre quiconque tombait ou ralentissait. »
« en comparaison, l'enfer de dante était un paradis »
-15 février 1945 : Gross-Rosen, camp de transit (97 000 détenus). « Malgré la brièveté du séjour-quelques semaines-des évacués du complexe d'Auschwitz à Gross-Rosen, cette période demeura inscrite dans leur mémoire comme l'enfer sur terre : "Tout le camp empestait la chair brûlée et il y avait de la fumée, encore et encore. Ils nous ont concentrés dans des baraquements sans rien. Rien que des murs, pas de lits, rien. Ils nous ont comprimés l'un sur l'autre, impossible de s'asseoir, on devait tous rester debout" (récit d'un témoin). Partout, des tas de cadavres gisaient, au point que les détenus qui entraient n'avaient plus aucune place dans les baraques remplies à ras bord où il devenait difficile de distinguer un mort d'un vivant. Un juif hongrois, qui avait abouti à Gross-Rosen à la suite de l'évacuation d'Auschwitz, écrivit à son frère en 1946 que "l'enfer de Dante était un paradis, comparé à cela". »
Quand la population allemande s'en mêle
-27 janvier 1945, Palmnicken. « La troupe de 3 000 détenus pénétra à Palmnicken, petite cité de Prusse-Orientale peuplée de quelque 3 000 âmes. La concentration des internés dans un atelier de la ville, alors que l'on ignorait comment on allait les évacuer et dans quelle direction, tandis que l'Armée rouge allait arriver, créa une situation d'instabilité et de panique. [...] Le maire de la ville, Kurt Friedrichs, et plusieurs de ses administrés également membres du parti nazi n'aspiraient qu'à une chose : se débarrasser au plus vite de ces intrus, indépendamment de ce qui pourrait leur arriver. Certes, leur motivation n'était pas la même que celle des gardiens, mais cela n'en était pas plus encourageant pour les détenus : aux yeux des gardiens, s'attarder sans autre perspective que la venue des Russes revenait à risquer la capture et s'exposer à la mort. Quant à Friedrichs et ses affidés, ils ne voyaient pas d'un bon oeil la libération d'un aussi grand nombre de détenus dans une aussi petite localité, quand l'Armée rouge se présenterait. [...] Friedrichs réquisitionna des voitures à cheval et mobilisa un groupe de jeunes, de 50 à 100 Hitlerjugend armés de fusils pour l'occasion. Certains avaient même organisé une chasse aux détenus qui tentaient de quitter l'atelier, abattant ceux qu'ils rattrapaient. [...] La nuit du massacre principal, les gardiens commencèrent à faire sortir les détenus de leur refuge. On leur annonça qu'ils allaient être emmenés vers la côte, où l'évacuation se poursuivrait par barques. Mais quelques-unes des filles remarquèrent qu'on avait joint à la cohorte des traîneaux chargés de fusils-mitrailleurs. Le chemin vers la côte était court et les 3 000 évacués furent répartis le long du rivage sous la surveillance des gardiens. Quand le dernier groupe fut arrivé, un feu nourri d'armes automatiques se déchaîna sur les prisonniers. »
Le plan fou
Avril 1945. « En cette fin d'avril 1945, la Bavière et l'Autriche constituaient les derniers réduits de l'espace territorial du Reich, où il était encore possible de faire mouvoir des groupes de prisonniers. Encore ces réduits se rétrécissaient-ils comme une peau de chagrin. Deux grands camps de concentration, Dachau et Mauthausen, et des centaines de camps satellites y étaient encore opérationnels dans les dernières semaines de combat. Autour de la question de l'évacuation de ces deux complexes se noua un vrai drame au centre duquel on trouve une tentative dont l'origine n'est pas éclaircie à ce jour ni son responsable identifié. Elle consistait à se débarrasser en un seul coup sanglant de tous les détenus restés dans les camps avant que le vaisseau du IIIe Reich ne sombre définitivement. [...] Ces projets meurtriers, pour autant qu'ils aient été effectivement envisagés, se réduisirent à un brainstorming dans lequel furent impliqués divers responsables du Sud de l'Allemagne et d'Autriche en mars-avril 1945. L'effondrement général du système les empêcha d'atteindre le stade opérationnel. »
Un partage improvisé de responsabilités.
« Une des caractéristiques des massacres perpétrés lors des marches de la mort tient à l'hétérogénéité du groupe des meurtriers. Outre les SS, y participèrent des unités de l'armée, du Volkssturm [levée populaire d'adolescents et de vieillards qui compensa le manque d'effectifs à la fin de la guerre, NDLR], de la police, des Jeunesses hitlériennes ou de simples civils. Même des groupes de détenus, généralement des Allemands, furent adjoints aux équipes d'exécuteurs lorsque la main-d'oeuvre était insuffisante. Il s'agissait de groupes de tueurs issus d'unités qui jusqu'alors n'avaient aucun lien opérationnel et de structures dont les fonctions n'étaient soumises à aucune coordination hiérarchique ni systématique préalable : pour la perpétration de ces assassinats collectifs, ils collaborèrent pourtant sans la moindre difficulté. Il s'agissait d'une collaboration spontanée entre les forces alors disponibles, qui coordonnèrent leurs efforts pour accomplir une mission considérée par tous comme d'une importance primordiale. Chaque pièce de ce puzzle était responsable d'une partie du processus : programmation, transfert, escorte, garde, fourniture de moyens comme les carrioles, le carburant ou les munitions, exécutions du massacre lui-même, enfouissement des cadavres ou suppression des traces.
Le repli sur l'ancien Reich du fait de la rupture des frontières et le risque d'invasion auquel de plus en plus d'Allemands se voyaient exposés mêlèrent des organismes et des structures qui avaient fonctionné naguère de façon hermétiquement distincte les uns des autres. La capacité de ces groupes et de ces structures à joindre leurs forces dans une activité criminelle commune était due au fait que chacun d'entre eux s'était déjà frotté à ce type de pratique. Ainsi en allait-il des SS des camps, des soldats de la Wehrmacht sur le front de l'Est ou des militants zélés du Parti. La période des marches de la mort a généré aussi une intégration d'intérêts absolument inédits, avec une population inquiète pour son avenir, qui tendait une oreille attentive à tous les récits d'atrocités perpétrées par un ennemi qui se rapprochait chaque jour davantage. C'est cette situation qui suscita les déchaînements meurtriers de la part de civils couverts, soutenus et stimulés par des meurtriers expérimentés. Ces actions reçurent souvent le surnom de "tir aux zèbres" ou de "chasse aux lapins". »
Des bourreaux ordinaires par milliers
« Ce sont les gardes qui cheminaient aux côtés des prisonniers qui prenaient la décision d'appuyer sur la gâchette pendant les marches de la mort [...] Que tant d'individus disposent du droit de vie ou de mort ne s'était encore jamais produit dans les années du génocide nazi. Il s'agissait là d'une situation radicalement différente de celle qui avait cours jusqu'à l'été 1944, lorsque la gestion bureaucratique et les mécanismes de contrôle avaient prévalu, si relâchés et disparates qu'ils fussent. [...] En dépit de la persistance du consensus idéologique exterminateur, la nature de l'objet du processus meurtrier s'était modifiée. L'ennemi n'était plus seulement le juif ou les autres adversaires de race (les Tsiganes, les Polonais) ou les profanateurs de la race et les opposants politiques (les prisonniers de guerre soviétiques, les malades mentaux ou autres individus frappés par le sort). Ce processus meurtrier s'engageait sur la voie du nihilisme en s'affranchissant des contours clairs du passé. Il continuait à s'appuyer sur un consensus, mais ses victimes n'étaient plus définies que par une notion vague et imaginaire, celle d'un groupe menaçant, inférieur et indigne de vivre. [...] Il s'agissait de milliers, voire de dizaines de milliers de bourreaux qui, pour la plupart, ne commirent pas plus d'un meurtre ou n'appuyèrent sur la gâchette qu'un nombre limité de fois. Ils se distinguaient des "experts" qui avaient servi l'industrie de la mort et ils se différenciaient des groupes de tueurs traditionnels du génocide nazi-les officiers et dirigeants des camps d'extermination, les membres des Einsatzgruppen ou autres unités mobiles de tuerie qui avaient opéré à l'Est, ou encore les meurtriers de l'appareil bureaucratique qui avaient actionné de leur bureau les rouages de la machine exterminatrice. [...] Ces crimes n'étaient plus commis sur le territoire d'un "Orient barbare", mais sur le sol allemand et autrichien, entre les quartiers d'habitation et les champs de la population civile, en sa présence, et bien souvent, avec son aide. »
Un génocide spontané
« La lecture attentive des instructions émanant du pouvoir, en l'occurrence de Himmler ou de ses porte-parole, montre que le massacre massif des déportés était loin de couler de source, ce qui ne manque pas de surprendre. A l'inverse de ce qui avait caractérisé le génocide à son apogée, lorsque des ordres explicites avaient été donnés, pendant les marches de la mort, les autorités responsables avaient souvent donné des consignes qui allaient dans un autre sens. Dans le cas de la marche de la mort des juifs hongrois en Autriche, Himmler s'était prononcé on ne peut plus clairement. En d'autres termes, ce n'est pas seulement que le dernier chapitre du génocide nazi s'est effectué sans instructions claires : il a même été perpétré bien souvent en contradiction avec l'esprit des directives officielles. [...] Par conséquent, l'individu qui avait participé à cette entreprise meurtrière avait bien été livré à lui-même sans le moindre appui des autorités et il ne pouvait donc s'abriter derrière le prétexte de l'exécution d'un ordre ou du devoir d'obéissance. »
« Les marches de la mort »
par Daniel Blatman Fayard, 584 pages, 29,90 E (sortie le 4 février)
Traduit de l'hébreu par Nicolas Weill
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Publié par lepolak à 22:46