Par Guillaume Borrione
pour Guysen International News
Mardi 3 mars s’est tenu au Menachem Begin Heritage Center de Jérusalem un séminaire peu habituel sur la Shoah. Loin des rappels historiques sur le déroulement des faits ou des témoignages de victimes, cette conférence a donné la parole aux enfants de ceux qui ont été les spectateurs et les contemporains du théâtre de la tragédie, à savoir les Polonais. À la clef, la présentation d’un ouvrage écrit par des universitaires et des penseurs polonais qui nous éclaire sur l’impact de la Shoah sur la conscience collective d’une Pologne postsoviétique redécouvrant son passé.
Le docteur Sebastian Rejak, responsable du département de l’Afrique et du Moyen-Orient au ministère polonais des Affaires étrangères et lauréat 2006 du prix de la Fondation Auschwitz, ainsi que le professeur d’histoire Daniel Grinberg de l’université de Bialystok, étaient les principaux intervenants de cette conférence organisée par l’Institut de recherche du Congrès juif mondial. Venus présenter leur ouvrage « Penser après l’Holocauste, voix venues de Pologne », ils ont abordé le sujet, avec l’aide du rabbin Sam Kassin du ‘Dean Shenbar Sephardic Center’ à Jérusalem, face à un public attentif et réactif.
Parmi toutes les interventions
, celle passionnée et passionnante du jeune Dr. Rejak, a retenu l’attention. Ce dernier évoqué le thème central de l’ouvrage, compilation d’essais sur le sujet dans lequel il aborde « l’antithéologie comme une réponse à la Shoah, à savoir la transformation de la façon de penser des Polonais après l’Holocauste, et en particulier la sienne. « On ne peut plus penser comme avant » après la Shoah. La raison de cet électrochoc ? La prise de conscience du « vide », de « la vacuité tangible », laissée après a Shoah.
« Ce n’est pas juste un slogan » pour M. Rejak. C’est quelque chose que l’on peut constater tous les jours dans sa ville, Lublin, peuplée avant la guerre de Juifs pour un tiers de sa population. « Je ne connais pas un seul Juif à Lublin » déplore-t-il. « Le mot juif est d’ailleurs utilisé rarement en Pologne ».
La couverture de l’ouvrage, représentant un amoncellement sans fin de chaussures, n’a pas été choisie par hasard. « Il n’est pas nécessaire de se rendre à Yad Vashem pour se faire une idée de ce qu’a été l’Holocauste. Il suffit de voir le nombre de ces chaussures qui n’appartiennent plus à personne » pour se rendre compte du vide laissé en Pologne après l’annihilation de 90% des Juifs du pays.
Elevé dans une famille polonaise catholique à Lublin, Sebastian Rejak a fait des études de théologie. Il est parti à la recherche de ces pans entiers de culture juive, qui faisaient partie intégrante de la culture polonaise selon lui, et qui ont disparu. « Il y a bien plus que l’Holocauste, ce sont des centaines d’années d’histoire juive et de vécu qui sont littéralement partis en fumée ». Une disparition qui ferait encore défaut dans son pays selon lui, car le manque crée par le vide de l’après Shoah n’a toujours pas été comblé dans les consciences.
« J’ai réalisé que le cœur de ma religion (le catholicisme) n’était pas seulement la Bible, mais aussi le Judaïsme. J’ai essayé d’apprendre autant que possible sur l’histoire des Juifs, leur culture et leur religion » confesse-t-il, évoquant cette sensation de manque qu’il n’arrivait pas à s’expliquer. « Il y avait des camps qui ont été construits à côté de Lublin, construits à l’intention des Juifs. C’est dur de réaliser cela. Quand j’avais une vingtaine d’années j’en ai pris conscience ».
Les ombres du passés ne sont jamais loin à Lublin, car outre ce qui reste des anciens camps, des maisons anciennement occupées par des Juifs sont toujours là. La Shoah a profondément marqué Sebastian Rejak. Pas seulement à cause de l’horreur et de l’ampleur de la catastrophe mais aussi à cause de son « histoire personnelle », de ces « voisins juifs que je n’ai jamais eu ». « J’ai senti que l’Holocauste faisait partie de mon histoire, car cela fait partie de l’histoire de ma nation, et que les Juifs faisaient partie de cette nation », de la nation polonaise.
L’effroi en Pologne est d’autant plus grand ajoute-t-il, quand on « admet la contribution du peuple juif à la nation polonaise et à sa culture ». Et quand on lui demande de quel droit il parle ainsi de l’Holocauste il rétorque : « Quel droit ai-je de rester silencieux ? ». « Je devrais ne pas me sentir concerné sous prétexte d’être né dans une famille polonaise après la guerre ? J’aurais pu être un juif avant la guerre. Le fait que je ne sois pas né juif ne signifie pas que le problème des Juifs n’est pas le miens ».
Passant aux questions, une survivante de la Shoah présente dans la salle met le doigt sur un un paradoxe récurrent la Pologne : l’antisémitisme d’après-guerre. Elle explique que les Allemands ne sont pas les seuls responsables, que c’est « l’atmosphère dans votre pays, de mon ancien pays, qui a mené au meurtre » à la « démonisation » et à la « persécution des Juifs ». Racontant l’histoire d’un cousin, lui aussi survivant, assassiné sauvagement après la guerre alors qu’il était assis sur un banc avec sa fiancée, elle demande l’avis des historiens.
Le professeur Grinberg, autre intervenant de cette conférence, rappelle qu’Hitler n’a pas inventé l’antisémitisme, mais qu’il s’en est servi à ses fins, et l’a fait sien à cause de l’atmosphère dans laquelle il a été élevé. Un antisémitisme qui sévissait en Pologne également. Un terreau fertile à l’exploitation selon lui. « La propagande nazie était efficace. Les Allemands en ont été les victimes, mais aussi les Polonais, et encore aujourd’hui ».
Pour lui la « survivance » de cet antisémitisme trouve sa cause dans la seconde occupation qu’a subit la Pologne après les nazis : celle des communistes. « Quelque chose a été ‘gelé’ par le communisme après la guerre. En 1989, tout est revenu quand la Pologne s’est libérée du communisme. Les vieux nationalismes, les gens avec leurs pensées archaïques, tout est revenu, inchangé depuis la ‘glaciation’ qui a eu lieu juste après la guerre. Après 1989 rien de nouveau, c’est du réchauffé » explique-t-il.
Pour Sebastian Rajak, l’électrochoc de la Shoah sur les Polonais n’a pas été toujours fonctionnel. Il l’explique par la dichotomie qui s’est opérée dans l’esprit des gens, pour se déculpabiliser sans doute, mais aussi pour se ‘victimiser’ à leur tour. « D’un côté on avait les nazis responsables de la mort des Juifs, de l’autre le peuple polonais (victime aussi) qui a subi l’occupation ». Le Dr. Rajak évoque une concurrence victimaire et une fragmentation de la mémoire nationale et de la mémoire communautaire.
Il explique les réactions du peuple, appauvri et laminé après la guerre, qui ne supportait pas que les Juifs parlent de leurs propres souffrances, plus spécifiques encore et liées aux camps de la mort, en dehors de celles subies par les Polonais pendant l’occupation. « Certains reprochaient aux Juifs de parler tout le temps de l’Holocauste car ils considéraient qu’ils avaient eux aussi souffert ». Un courant de pensée minoritaire selon lui, et en régression aujourd’hui.
« Les Polonais prennent conscience aujourd’hui que cette rivalité de la souffrance est nocive. Quelle tragédie est la pire ? Qui a souffert le plus ? Qui a été une ‘meilleure’ victime ? Ce mode de pensée n’a pas de sens ». Il ajoute que « de plus en plus de jeunes apprennent l’histoire de l’Holocauste, non plus comme quelque chose d’étranger, en dehors de leur monde, mais comme faisant partie intégrante de leur histoire ».
Pendant la guerre tout n’a pas été blanc ou noir, le Dr. Rejak rappelle à juste titre que « trop de Polonais se sont réjouis de ce qui arrivait aux Juifs » et que « certains ont participé activement au meurtre des Juifs » sous couvert d’occupation par l’Allemagne nazie.
Pour la survivante de la Shoah qui recevait sa réponse, il est clair que « s’il y avait plus de gens ouverts comme vous, peut-être que moins de monde nous persécuterait et nous rendrait responsable de la mort de Jésus Christ ». Une référence à l’antisémitisme persistant en Pologne qui trouve ses racines dans un catholicisme institutionnellement hostile aux Juifs. La frange la plus extrémiste qui s’exprime sur ‘Radio Marija’ en est la caricature la plus parfaite.
Enfin, la délégation venue de Pologne a tenu à rappeler que son ouvrage, traduit du polonais en anglais et en hébreu, avait été financé par le ministère polonais des Affaires étrangères à des fins non-lucratives. Des dizaines d’exemplaires ont d’ailleurs été distribués gratuitement au public le jour de la conférence. Une précision qui répondait aux accusations « d’exploitation à but commercial » de la Shoah en Pologne. Les intervenants ont admis que si certains tiraient profit de cette situation en vendant des souvenirs dans des boutiques, « aucune boutique ne se trouve à proximité des camps ou des anciens ghettos ».
« Personne en Pologne ne se réjouira de l’Holocauste ni ne dira que cela est une aubaine pour l’économie polonaise ». Pour eux, même s’il existe un « tourisme de la Shoah » en Pologne, leur pays ne doit pas être uniquement « considéré comme le théâtre de l’Holocauste » ou comme le « plus grand cimetière juif du monde ». Les Polonais « refusent d’être associé à l’Holocauste ».
Alors qu’il se trouvait avec Richard Prasquier, président du CRIF, pour la cérémonie du 65e anniversaire du soulèvement du Ghetto de Varsovie qui s’est déroulée du 14 au 17 avril en Pologne, Sebastian Rajak avait déjà évoqué le « travail de mémoire considérable » de la Pologne. « Les Polonais reconnaissent l’importance de l’histoire juive dans ce pays. Des échanges culturels et des voyages sont organisés entre jeunes Israéliens et Polonais afin de mieux faire connaître la culture polonaise et lutter contre l’image d’une Pologne considérée comme un énorme cimetière ».
lundi 9 mars 2009
Les Juifs réintégrés dans la conscience collective polonaise
Publié par lepolak à 08:43